Dans l’air léger – Villanelle – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

"Dans l'air léger, dans l'azur rose" - villanelle de Charles Leconte de Lisle - Bougainvilliers à Saint-Leu

Dans l’air léger, dans l’azur rose,
Un grêle fil d’or rampe et luit
Sur les mornes que l’aube arrose.

Fleur ailée, au matin éclose,
L’oiseau s’éveille, vole et fuit
Dans l’air léger, dans l’azur rose.

L’abeille boit ton âme, ô rose !
L’épais tamarinier bruit
Sur les mornes que l’aube arrose.

La brume qui palpite et n’ose,
Par frais soupirs s’épanouit
Dans l’air léger, dans l’azur rose.

Et la mer, où le ciel repose,
Fait monter son vaste et doux bruit
Sur les mornes que l’aube arrose.

Mais les yeux divins que j’aimais
Se sont fermés, et pour jamais,
Dans l’air léger, dans l’azur rose !

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)Dans l’air léger – Villanelle – Derniers Poèmes.

Notes : comme chef du Parnasse, Charles Leconte de Lisle se devait de faire revivre la vieille forme poétique de la villanelle, populaire en France au cours du XVIème siècle. Théodore de Banville l’avait devancé en relançant la mode de la villanelle dès 1845.

Les villanelles du XVIème siècle proviennent d’une imitation française des chansons italiennes connues sous le nom de villanella ; la mode en fut lancée en France par Jacques Grévin. Elles n’avaient pas en France – comme leur modèle italien – une forme poétique très stricte : en général, cette poésie est composée de tercets alternant seulement deux rimes, avec reprises en alternances des deux vers de même rime du premier tercet dans chaque strophe, comme de lancinants refrains.

Cette forme poétique, imitée de danses rustiques, étaient particulièrement adaptées pour que le poète chante les beautés pastorales et les amours qui s’y épanouissent.

La forme canonique de la villanelle poétique française a été définie – quelque peu arbitrairement – au XIXème siècle par Joseph Boulmier à partir de systématisation de poésies du XVIIIème siècle. Cette forme « officielle » de la villanelle comprend cinq tercets et un quatrain final. Tous les vers ne connaissent que deux rimes. Les deux vers du premier tercet possédant la même rime sont repris en alternance dans les tercets deux à quatre, puis sont repris tous les deux ensembles dans le quatrain final. Soit le schéma suivant :

Refrain 1 rime 1
Vers rime 2
Refrain 2 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 1 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 2 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 1 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 2 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 1 rime 1

Les villanelles du XVIème siècle suivaient des schémas moins strict. Ce que fait ici Charles Leconte de Lisle dans cette villanelle « Dans l’air léger », où la forme qu’il adopte suit le schéma canonique, sauf pour la dernière strophe qui n’est pas un quatrain final, mais un tercet. ne comporte pas de quatrain final (il aurait suffit de rajouter

 

« Dans l’air léger, dans l’azur rose ! » à la fin du dernier tercet pour que sa villanelle respecte la forme définie par Joseph Boulmier :

Refrain 1 rime 1
Vers rime 2
Refrain 2 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 1 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 2 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 1 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 2 rime 1

Vers rime 1
Vers rime 2
Refrain 1 rime 1

Le Piton des Neiges – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

Le Piton des Neiges - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel BlancAu loin, la mer immense et concave se mêle
A l’espace infini d’un bleu léger comme elle,
Où, s’enlaçant l’un l’autre en leurs cours diligent,
Sinueux et pareils à des fleuves d’argent,
Les longs courants du large, aux sources inconnues,
Etincellent et vont se perdre dans les nues ;
Tandis qu’à l’Occident où la brume s’enfuit,
Comme un pleur échappé des yeux d’or de la Nuit,
Une étoile, là-bas, tombe dans l’étendue
Et palpite un moment sur les flots suspendue.
Mais sur le vieux Piton, roi des monts ses vassaux,
Hôte du ciel, seigneur géant des grandes Eaux,
Qui dresse, dédaigneux du fardeau des années,
Hors du gouffre natal ses parois décharnées,
Un silence sacré s’épand de l’aube en fleur.
Jamais le Pic glacé n’entend l’oiseau siffleur,
Ni le vent du matin empli d’odeurs divines
Qui vit dans les palmiers et les fraîches ravines,
Ni parmi le corail des antiques récifs,
Le murmure rêveur et lent des flots pensifs,
Ni les vagues échos de la rumeur des hommes
Il ignore la vie et le peu que nous sommes,
Et calme spectateur de l’éternel réveil,
Drapé de neige rose, il attend le Soleil.

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894), Le Piton des Neiges, Derniers poèmes.

Un coucher de soleil – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

Un coucher de soleil - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel BlancD’un coup d’aile l’oiseau sanglant
S’enfonce à travers l’étendue ;
Et le soleil tombe en brûlant,
Et brise sa masse éperdue.

Alors des volutes de feu
Dévorent d’immenses prairies,
S’élancent, et, du zénith bleu,
Pleuvent en flots de pierreries.

Sur la face du ciel mouvant
Gisent de flamboyants décombres ;
Un dernier jet exhale au vent
Des tourbillons de pourpre et d’ombres ;

Et, se dilatant par bonds lourds,
Muette, sinistre, profonde,
La nuit traîne son noirs velours
Sur la solitude du monde.

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894), Un coucher de soleil, Poèmes barbares.

L’Illusion suprême – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

L' Illusion suprême - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel BlancQuand l’homme approche enfin des sommets où la vie
Va plonger dans votre ombre inerte, ô mornes cieux !
Debout sur la hauteur aveuglément gravie,
Les premiers jours vécus éblouissent ses yeux.

Tandis que la nuit monte et déborde les grèves,
Il revoit, au delà de l’horizon lointain,
Tourbillonner le vol des désirs et des rêves
Dans la rose clarté de son heureux matin.

Monde lugubre, où nul ne voudrait redescendre
Par le même chemin solitaire, âpre et lent,
Vous, stériles soleils, qui n’êtes plus que cendre,
Et vous, ô pleurs muets, tombés d’un cœur sanglant !

Celui qui va goûter le sommeil sans aurore
Dont l’homme ni le Dieu n’ont pu rompre le sceau,
Chair qui va disparaître, âme qui s’évapore,
S’emplit des visions qui hantaient son berceau.

Rien du passé perdu qui soudain ne renaisse ;
La montagne natale et les vieux tamarins,
Les chers morts qui l’aimaient au temps de sa jeunesse
Et qui dorment là-bas dans les sables marins.

Sous les lilas géants où vibrent les abeilles,
Voici le vert coteau, la tranquille maison,
Les grappes de letchis et les mangues vermeilles
Et l’oiseau bleu dans le maïs en floraison ;

Aus pentes des pitons, parmi les cannes grêles
Dont la peau d’ambre mûr s’ouvre au jus attiédi,
Le vol vif et strident des roses sauterelles
Qui s’enivrent de la lumière de midi ;

Les cascades, en un brouillard de pierreries,
Versant du haut des rocs leur neige en éventail ;
Et la brise embaumée autour des sucreries,
Et le fourmillement des Hindous au travail ;

Le café rouge, par monceaux, sur l’aire sèche ;
Dans les mortiers massifs le son des calaous ;
Les grands-parents assis sous la varangue fraîche
Et les rires d’enfants à l’ombre des bambous ;

Le ciel vaste où le mont dentelé se profile,
Lorsque ta pourpre, ô soir, le revêt tout entier !
Et le chant triste et doux des Bandes à la file
Qui s’en viennent des hauts et s’en vont au quartier.

Voici les bassins clairs entre les blocs de lave ;
Par les sentiers de la savane, vers l’enclos,
Le beuglement des bœufs bossus de Tamatave
Mêlé dans l’air sonore au murmure des flots.

Et sur la côte, au pied des dunes de Saint-Gilles,
Le long de son corail merveilleux et changeant,
Comme un essaim d’oiseaux les pirogues agiles
Trempant leur aile aiguë aux écumes d’argent.

Puis, tout s’apaise et dort. La lune se balance,
Perle éclatante, au fond des cieux d’astres emplis ;
La mer soupire et semble accroître le silence
Et berce le reflet des mondes dans ses plis.

Mille arômes légers émanent des feuillages
Où la mouche d’or rôde, étincelle et bruit ;
Et les feux des chasseurs, sur les mornes sauvages,
Jaillissent dans le bleu splendide de la nuit.

Et tu renais aussi, fantôme diaphane,
Qui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane,
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois !

O chère Vision, toi qui répands encore,
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d’aurore
Au fond d’un cœur obscur et glacé désormais !

Les ans n’ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté :
Il te revoit, avec tes yeux divins, et telle
Que tu lui souriais en un monde enchanté !

Mais quand il s’en ira dans le muet mystère
Où tout ce qui vécut demeure enseveli,
Qui saura que ton âme a fleuri sur la terre,
O doux rêve, promis à l’infaillible oubli ?

Et vous, joyeux soleils des naïves années,
Vous, éclatantes nuits de l’infini béant,
Qui versiez votre gloire aux mers illuminées,
L’esprit qui vous songea vous entraîne au néant.

Ah ! tout cela, jeunesse, amour, joie et pensée,
Chants de la mer et des forêts, souffles du ciel
Emportant à plein vol l’Espérance insensée,
Qu’est-ce que tout cela, qui n’est pas éternel ?

Soit ! la poussière humaine, en proie au temps rapide,
Ses voluptés, ses pleurs, ses combats, ses remords,
Les Dieux qu’elle a conçus et l’univers stupide
Ne valent pas la paix impassible des morts.

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894), L’Illusion suprême, Poèmes tragiques.

Notes :

  • L’Illusion suprême comporte 21 quatrains en alexandrins. Leconte de Lisle emploie dans ce poème L’Illusion suprême plusieurs termes courants à la réunion (comme letchi) et plus particulièrement le terme calaou qui est spécifiquement un terme créole. Calaou, ou plus fréquemment de nos jours calou, désignait à l’origine en créole réunionnais

un pilon de bois, légèrement renflé à la base, dont se servaient les esclaves pour décortiquer le café dans les mortiers.

Le Manchy (1857) – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

Le Manchy - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel BlancSous un nuage frais de claire mousseline,
Tous les dimanches au matin,
Tu venais à la ville en manchy de rotin,
Par les rampes de la colline.

La cloche de l’église alertement tintait ;
Le vent de mer berçait les cannes ;
Comme une grêle d’or, aux pointes des savanes,
Le feu du soleil crépitait.

Le bracelet aux poings, l’anneau sur la cheville,
Et le mouchoir jaune aux chignons,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons,
Ton lit aux nattes de Manille.

Ployant leur jarret maigre et nerveux, et chantant,
Souples dans leurs tuniques blanches,
Le bambou sur l’épaule et les mains sur les hanches,
Ils allaient le long de l’Etang.

Le long de la chaussée et des varangues basses
Où les vieux créoles fumaient,
Par les groupes joyeux des Noirs, ils s’animaient
Au bruit des bobres Madécasses.

Dans l’air léger flottait l’odeur des tamarins ;
Sur les houles illuminées,
Au large, les oiseaux, en d’immenses traînées,
Plongeaient dans les brouillards marins.

Et tandis que ton pied, sorti de la babouche,
Pendait, rose, au bord du manchy,
A l’ombre des Bois-noirs touffus et du Letchi
Aux fruits moins pourprés que ta bouche ;

Tandis qu’un papillon, les deux ailes en fleur,
Teinté d’azur et d’écarlate,
Se posait par instants sur ta peau délicate
En y laissant de sa couleur ;

On voyait, au travers du rideau de batiste,
Tes boucles dorer l’oreiller,
Et, sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Tu t’en venais ainsi, par ces matins si doux,
De la montagne à la grand’messe,
Dans ta grâce naïve et ta rose jeunesse,
Au pas rythmé de tes Hindous.

Maintenant, dans le sable aride de nos grèves,
Sous les chiendents, au bruit des mers,
Tu reposes parmi les morts qui me sont chers,
O charme de mes premiers rêves !

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894), Le Manchy (1857), Poèmes barbares.

Notes :

  • Cette pièce, Le Manchy, évoque un amour d’adolescence du poète pour sa cousine Elixène de La Nux. A son retour dans l’île, en 1843, il ne devait pas la revoir : mariée à Pierre Baillif en 1839, elle mourut à moins de dix-neuf ans en janvier 1840 (d’où l’allusion de la dernière strophe du poème). Il s’agit de l’un des plus célèbres poèmes de Leconte de Lisle.
  • Un manchy désigne aux îles Mascareignes une sorte de palanquin. La personne portée en manchy était sur une couche, d’où la mention de l’oreiller dans ce poème de Leconte de Lisle.
  • Les Télingas étaient des engagés provenant de l’ancien royaume de Télinga, aux Indes (actuel état du Telangana de l’Union Indienne recrée en 2014). L’engagement des Télingas commença à l’Ile Bourbon dès 1828 (soit bien avant la suppression de l’esclavage dans la colonie en 1848), ils furent 7000 à venir.
  • « Bobre : instrument de musique madécasse ou cafre, composé d’une seule corde reliant les bouts d’un arc de bois ou de bambou et portant une calebasse qui assure la résonance. »
  • Madécasse est la forme ancienne du qualificatif « malgache »
  • Le tamarin est un fruit tropical d’origine africaine dont la présence est attestée dans l’île de La Réunion dès 1701.
  • La batiste est une toile de lin en général blanche qui a la particularité d’être extrêmement fine tout en restant sur une trame très serrée. Les rideaux de baptiste fermaient l’habitacle du Manchy.

La Fontaine aux Lianes – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

La Fontaine aux Lianes - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel BlancComme le flot des mers ondulant vers les plages,
O bois, vous déroulez, pleins d’arôme et de nids,
Dans l’air splendide et bleu, vos houles de feuillages ;
Vous êtes toujours vieux et toujours rajeunis.

Le temps a respecté, rois aux longues années,
Vos grands fronts couronnés de lianes d’argent ;
Nul pied ne foulera vos feuilles non fanées :
Vous verrez passer l’homme et le monde changeant.

Vous inclinez d’en haut, au penchant des ravines,
Vos rameaux lents et lourds qu’ont brûlés les éclairs ;
Qu’il est doux le repos de vos ombres divines,
Aux soupirs de la brise, aux chansons des flots clairs !

Le soleil de midi fait palpiter vos sèves :
Vous siégez, revêtus de sa pourpre, et sans voix ;
Mais la nuit, épanchant la rosée et les rêves,
Apaise et fait chanter les âmes et les bois.

Par-delà les verdeurs des zones maternelles
Où vous poussez d’un jet vos troncs inébranlés
Seules, plus près du ciel, les neiges éternelles
Couvrent de leurs plis blancs les pics immaculés.

O bois natals, j’errais sous vos larges ramures ;
L’aube aux flancs noirs des monts marchait d’un pied vermeil ;
La mer avec lenteur éveillait ses murmures,
Et de tout œil vivant fuyait le doux sommeil.

Au bord des nids, ouvrant ses ailes longtemps closes,
L’oiseau disait le jour avec un chant plus frais
Que la source agitant les verts buissons de roses,
Que le rite amoureux du vent dans les forêts.

Les abeilles sortaient des ruches naturelles
Et par essaims vibraient au soleil matinal ;
Et, livrant le trésor de leurs corolles frêles,
Chaque fleur répandait sa goutte de cristal.

Et le ciel descendait dans les claires rosées
Dans la montagne bleue au loin étincelait ;
Un mol encens fumait des plantes arrosées
Vers la sainte nature à qui mon cœur parlait.

Au fond des bois baignés d’une vapeur céleste,
Il était une eau vive où rien ne remuait ;
Quelques joncs verts, gardiens de la fontaine agreste
S’y penchaient au hasard en un groupe muet.

Les larges nénuphars, les lianes errantes,
Blancs archipels, flottaient enlacés sur les eaux,
Et dans leurs profondeurs vives et transparentes
Brillait un autre ciel où nageait les oiseaux.

O fraîcheur des forêts, sérénité première,
O vents qui caressiez les feuillages chanteurs,
Fontaine aux flots heureux où jouaient la lumière,
Eden épanoui sur les vertes hauteurs !

Salut, ô douce paix, et vous, pures haleines,
Et vous qui descendiez du ciel et des rameaux,
Repos du cœur, oubli de la joie et des peines !
Salut ! ô sanctuaire interdit à nos maux !

Et, sous le dôme épais de la forêt profonde,
Aux réduits du lac bleu dans les bois épanché,
Dormait, enveloppé du suaire de l’onde,
Un mort, les yeux au ciel, sur le sable couché.

Il ne sommeillait pas, calme comme Ophélie,
Et souriant comme elle, et les bras sur le sein ;
Il était de ces morts que bientôt on oublie ;
Pâle et triste, il songeait au fond du clair bassin.

La tête au dur regard reposait sur la pierre ;
Aux replis de la joue où le sable brillait,
On eut dit que des pleurs tombaient de la paupière
Et que le cœur encor par instant tressaillait.

Sur les lèvres erraient la sombre inquiétude.
Immobile, attentif, il semblait écouter
Si quelque pas humain, troublant la solitude,
De son suprême asile allait le rejeter.

Jeune homme, qui choisis pour ta couche azurée
La fontaine des bois aux flots silencieux,
Nul ne sait la liqueur qui te fut mesurée
Au calice éternel des esprits soucieux.

De quelles passions ta jeunesse assaillie
Vint-elle ici chercher le repos dans la mort ?
Ton âme à son départ ne fut pas recueillie,
Et la vie a laissé sur ton front un remords.

Pourquoi jusqu’au tombeau cette tristesse amère ?
Ce cœur s’est-il brisé pour avoir trop aimé ?
La blanche illusion, l’espérance éphémère
En s’envolant au ciel l’ont-elles vu fermé ?

Tu n’est pas né sans doute au bord des mers dorées,
Et tu n’as pas grandi sous les divins palmiers ;
Mais l’avare soleil des lointaines contrées
N’a pas mûri la fleur de tes songes premiers.

A l’heure où de ton sein la flamme fut ravie,
O jeune homme qui vins dormir en ces beaux lieux,
Une image divine et toujours poursuivie,
Un ciel mélancolique ont passé dans tes yeux.

Si ton âme ici-bas n’a point brisé sa chaîne,
Si la source au flot pur n’a point lavé tes pleurs,
Si tu ne peux partir pour l’étoile prochaine,
Reste, épuise la vie et tes chères douleurs !

Puis, ô pâle étranger, dans ta fosse bleuâtre,
Libre des maux soufferts et d’une ombre voilé,
Que la nature au moins ne te soit point marâtre !
Repose entre ses bras, paisible et consolé.

Tel je songeais. Les bois, sous leur ombre odorante,
Epanchant un concert que rien ne peut tarir,
Sans m’écouter, berçaient leur gloire indifférente,
Ignorant que l’on souffre et qu’on puisse en mourir.

La fontaine limpide, en sa splendeur native,
Réfléchissait toujours les cieux de flamme emplis,
Et sur ce triste front nulle haleine plaintive
De flots riants et purs ne vint rider les plis.

Sur les blancs nénuphars l’oiseau ployant ses ailes
Buvait de son bec rose en ce bassin charmant,
Et, sans penser aux morts, tout couvert d’étincelles,
Volait sécher sa plume au tiède firmament.

La nature se rit des souffrances humaines ;
Ne contemplant jamais que sa propre grandeur,
Elle dispense à tous ses forces souveraines
Et garde pour sa part le calme et la splendeur.

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894), La Fontaine aux Lianes, Poèmes barbares (1872).

Notes : La Fontaine aux Lianes parut dans le premier recueil de poésies de Leconte de Lisle publié par l’éditeur Marc Ducloux en 1852 : Poèmes antiques où il porte le numéro XXII. Dans la réédition de 1858 des Poèmes antiques, la Fontaine aux Lianes est dédicacée à son frère Alfred Leconte de Lisle. Jugé trop contemporain pour un recueil qui se voulait un manifeste contre le monde moderne et le progrès technique du XIXème siècle, la Fontaine aux Lianes est supprimé de la réédition des Poèmes antiques de 1874, ayant préalablement trouvé place parmi les Poèmes barbares de 1872.

Ce poème de Leconte de Lisle a clairement influencé le sonnet « Le Dormeur du Val » d’Arthur Rimbaud, qui est de 1870 : l’histoire est exactement la même : celle d’un jeune homme mort en pleine nature. La même logique se retrouve dans la progression de la description, qui commence par présenter le lieu, enchanteur et heureux, puis progressivement le jeune homme « souriant », en conservant une part de mystère (dort-il ou est-il mort ?). La référence à l’Ophélie du Hamlet de Shakespeare – thème très à la mode à l’époque où Leconte de Lisle écrit son poème – est reprise également par Rimbaud dans son Ophélie de 1870.

Si l’Aurore – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

Si l'Autore - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel BlancSi l’Aurore, toujours, de ses perles arrose
Cannes, gérofliers et maïs onduleux ;
Si le vent de la mer, qui monte aux pitons bleus,
Fait les bambous géants bruire dans l’air rose ;

Hors du nid frais blotti parmi les vétivers
Si la plume écarlate allume les feuillages ;
Si l’on entend frémir les abeilles sauvages
Sur les cloches de pourpre et les calices verts ;

Si les roucoulements des blondes touterelles
Et les trilles aigus du cardinal siffleur
S’unissent çà et là sur la montagne en fleur
Au bruit de l’eau qui va mouvant les herbes grêles ;

Avec ses bardeaux roux jaspés de mousses d’or
Et sa varangue basse aux stores de Manille,
A l’ombre des manguiers où grimpe la vanille
Si la maison du cher aïeul repose encor ;

O doux oiseaux bercés sur l’aigrette des cannes,
O lumière, ô jeunesse, arôme de nos bois,
Noirs ravins qui, le long de vos âpres parois,
Exhalez au soleil vos brumes diaphanes !

Salut ! Je vous salue, ô montagnes, ô cieux,
Du paradis perdu visions infinies,
Aurores et couchants, astres des nuits bénies,
Qui ne resplendirez jamais plus dans mes yeux !

Je vous salue, au bord de la tombe éternelle,Si l'Autore - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel Blanc
Rêve stérile, espoir aveugle, désir vain,
Mirages éclatants du mensonge divin
Que l’heure irrésistible emporte sur son aile !

Puisqu’il n’est, par-delà nos moments révolus,
Que l’immuable oubli de nos mille chimères,
A quoi bon se troubler des choses éphémères ?
A quoi bon le souci d’être ou de n’être plus ?

J’ai goûté peu de joie, et j’ai l’âme assouvie
Des jours nouveaux non moins que des siècles anciens.
Dans le sable stérile où dorment tous les miens
Que ne puis-je finir le songe de ma vie !

Que ne puis-je, couché sous le chiendent amer,
Chair inerte, voué au temps qui la dévore,
M’engloutir dans la nuit qui n’aura point d’aurore,
Au grondement immense et morne de la mer !

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894) – Si l’Aurore, Poèmes tragiques, 1886.

L’Orbe d’Or – Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894)

L'Orbe d'or - Charles Leconte de Lisle - Poésie réunionnaise - Le Pétrel BlancL’orbe d’or du soleil touché des cieux sans bornes
S’enfonce avec lenteur dans l’immobile mer,
Et pour suprême adieu baigne d’un rose éclair
Le givre qui pétille à la cime des mornes.

En un mélancolique et languissant soupir,
Le vent des hauts, le long des ravins emplis d’ombres,
Agite doucement les tamariniers sombres
Où les oiseaux siffleurs viennent s’assoupir.

Parmi les caféiers et les cannes mûries,
Les effluves du sol, comme d’un encensoir,
S’exhalent en mêlant dans le souffle du soir
A l’arôme des bois l’odeur des sucreries.

Une étoile jaillit du bleu noir de la nuit,
Toute vive, et palpite en sa blancheur de perle ;
Puis la mer des soleils et des mondes déferle
Et flambe sur les flots que sa gloire éblouit.

Et l’âme qui contemple, et soi-même s’oublie
Dans la splendide paix du silence divin,
Sans regrets ni désirs, sachant que tout est vain,
En un rêve éternel s’abîme ensevelie.

Charles Leconte de Lisle (1818 † 1894) – L’Orbe d’or, Poèmes tragiques, 1886.

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